Karaté avec Areski Ouzrout, l’école de la vie

Nous vous invitons à découvrir, à travers cette interview, le parcours de Sensei Areski Ouzrout et la vision qu’il porte sur le karaté. Il pratique depuis plus de quarante ans et a suivi l’enseignement de Maîtres renommés, aussi bien en France qu’à l’étranger et en particulier à Okinawa.

Areski Ouzrout lors d'un stage au Karaté Club Colombes

Areski Ouzrout, a récemment obtenu le grade de 7ème dan, et est l’auteur de deux ouvrages : “Bunkai, l’art de décoder les katas” et “Karaté : l’efficacité à portée de main“. Depuis quelques années, nous avons le plaisir de l’accueillir lors de stages au Karaté Club Colombes.

Interview réalisée par Antonio Guerrero – Mars 2018

Antonio Guerrero : Bonjour Areski et merci de m’accorder cet entretien. Pour commencer, peux-tu te présenter et nous raconter tes débuts au karaté, et ce qui t’a attiré dans cette discipline ?
Areski Ouzrout : J’ai débuté le karaté en tout premier lieu en autodidacte, avec des livres car mes parents n’avaient pas les moyens de me payer la cotisation d’un club. J’avais un peu plus de douze ans et c’est surtout avec le livre de Rolland Habersetzer “le guide marabout du karaté” et avec “le karaté en 12 leçons” de Ennio Falsoni que j’ai appris les premières techniques, les assauts conventionnels et les katas de base. Puis en 1976 à 14 ans j’ai accédé à mon premier club de karaté dans le cadre de l’amicale des Algériens en Europe, c’était à Alfortville (94).
J’étais à la recherche d’une méthode pour apprendre à me défendre car je passais beaucoup de temps dans la rue et parfois confronté à des situations où il fallait s’imposer physiquement. Cependant ce qui m’a orienté vers le karaté c’est le livre de Rolland Habersetzer que j’ai cité auparavant, dans ce livre l’auteur aborde l’aspect philosophique du karaté. Je ne comprenais pas tout quand j’étais gosse mais je percevais que cette discipline pouvait m’apporter autre chose que de devenir fort. On ne parlait pas de ces choses-là dans les sports de combat comme la boxe, la lutte, etc.

L’enseignement, les experts, les styles

Areski Ouzrout, 7ème dan de karatéAG : Quels ont été tes professeurs, et quel experts à tu eu l’occasion de rencontrer ?
AO : Mes premiers professeurs sont les livres car ce sont eux qui m’ont guidé dans mes premiers pas. Ensuite quand je suis arrivé à l’amicale des algériens en Europe, c’est avec Monsieur Jebbar Brahim que j’ai appris le karaté. Puis je suis allé au club de Vincennes où j’ai rencontré Jean-Pierre Lavorato avec lequel j’ai étudié pendant un an, puis ensuite Pierre Berthier et Jean-Louis Morel, c’est avec ces deux grands experts que j’ai passé le plus de temps à étudier notre discipline et je leur suis redevable du niveau que j’ai acquis à leurs côtés.
En parallèle j’ai étudié avec de nombreux experts, en France mais aussi à l’étranger, pour en citer quelques-uns : Kase, Nishiyama, Shirai, Naito, Enoeda, Myasaki, Kawasoe, Nagamine, Taira, Hino, Yang (kung-fu, taichi, china), Oshiro, Lavorato, Chouraqui, Bilicki, Berthier, Morel, Sauvin, Chemmama, etc.

AG : Peux-tu nous présenter tes deux dojos, et le type d’enseignement que tu y dispenses ?
AO : Les clubs d’Asnières et de Meudon-la-Forêt comptent chacun environ une centaine d’élèves. A Asnières je n’enseigne qu’aux adultes, tandis qu’à Meudon-la-Forêt je dispense les cours enfants et adultes. Dans les deux clubs il y a un professeur qui m’aide à assurer les cours. J’enseigne dans ces deux clubs depuis 1995, il y a maintenant pas mal de personnes qui suivent mon enseignement depuis très longtemps, certains ont commencé à l’âge de 6 ou 7 ans et sont là depuis plus de vingt ans. S’occuper d’un club c’est une grande responsabilité car on s’occupe de gens, il convient de les accompagner dans leur apprentissage et leur évolution. Cette tâche demande aussi en tant qu’enseignant de savoir évoluer, de progresser et de faire en sorte que les pratiquants restent motivés. D’autre part c’est aussi grâce aux élèves que je progresse, sans eux je ne serais pas au niveau que j’ai aujourd’hui, je n’aurais pas autant de motivation pour progresser.

Areski Ouzrout et Hiroshi Shirai
Areski Ouzrout et Hiroshi Shirai, 10ème dan, qui enseigne en Italie

AG : Tu pratiques le karate shotokan, mais tu es très ouvert à d’autres styles ou arts martiaux, peux-tu nous dire quelle est ta démarche par rapport à cela ?
AO : Oui à la base je fais du karaté shotokan, mais je préfère dire que je fais du karaté. Je suis pour l’unité de notre discipline et non son morcellement, je pense que c’était la pensée de Gichin Funakoshi, celui qui a introduit le karaté au Japon. Ce sont ses élèves qui ont appelé son karaté “shotokan” en utilisant le nom du dojo, mais à ma connaissance Gichin Funakoshi n’aimait pas qu’on nomme son karaté. Je pense qu’il avait en tête l’image du judo unifié et qu’il pensait probablement que le karaté devrait faire de même.
Quelles que soient les disciplines que l’on peut pratiquer, le dénominateur commun est notre corps. Donc, si on fait du karaté, de la danse et un sport de ballon, c’est notre corps qui bouge et notre esprit et notre mental qui sont sollicités. Toutes les disciplines que l’on pratique, qu’elles soient martiales ou non, nous aident à mieux nous connaître, je pense que c’est l’essentiel. Après le reste c’est de la forme, quand on parle de karaté shotokan ça ne veut pas dire grand chose, ils y a plusieurs tendances de cette école. Toutes les écoles sont un point de départ pour aller à la rencontre de soi et des autres.
La forme est très importante au départ, moins quand on a parcouru un long chemin. Les japonais parlent de shin-gi-tai, l’esprit – la technique – le corps, ces trois éléments sont toujours présents dans la pratique mais à des degrés variables en fonction d’où on se trouve dans la progression. Pour schématiser, le corps, le physique est prépondérant quand on est jeune et débutant. Puis on arrive à une maturité technique qui fait qu’on se repose moins sur la dimension physique. Finalement, quand on devient expérimenté, quand la technique est complètement assimilée, le plus important c’est l’esprit.
Personnellement j’ai étudié différentes écoles et j’introduis dans ma pratique et mon enseignement ce que je trouve pertinent, je m’enrichis de tous les styles et de toutes les disciplines, qu’elles soient martiales ou non.
Je pratique quelques armes du kobudo d’Okinawa comme le bâton long (Bô), le fléau à deux branches (nunchaku), la manivelle (tonfa), les dagues non tranchantes (sai), je les enseigne aussi à Asnières où j’ai un créneau pour la pratique du kobudo. A l’origine la pratique des armes était liée à celle du travail à main nue, d’ailleurs c’est encore le cas à Okinawa dans beaucoup de dojo, même si là-bas aussi la pratique tend à s’orienter plus vers le karaté que le kobudo alors qu’elles sont complémentaires. En kobudo aussi il y a des écoles différentes, je pratique principalement la méthode Matayoshi et un peu le bâton de la Yamane ryû que j’ai étudié à Okinawa.

Depuis peu je m’intéresse à un art martial Russe appelé Systema. C’est une méthode de survie que je trouve extraordinaire qui enrichit ma pratique. Ce qui est passionnant dans le Systema c’est qu’on n’y apprend pas de technique, l’élève doit toujours trouver des solutions lui-même aux situations proposées. Le but c’est de travailler sur des principes et  non pas des techniques. Cela nous renvoi aux karaté, je pense que nos techniques de karaté ne sont pas une finalité, elles sont un support pour nous faire découvrir des principes de combat. Une fois les principes compris et assimilés, la technique n’est pas importante, elle est un peu comme un échafaudage, une fois la maisons construite il ne sert plus à rien.
Si aujourd’hui je n’hésite pas à découvrir d’autres pratiques, quand j’étais plus jeune et moins expérimenté ce n’était pas le cas. Je me souviens avoir fait un peu de boxe thaïlandaise  avec un champion du Monde venant de Thaïlande, j’avais alors 6 ou 7 ans de pratique. Je trouvais que cela me perturbait dans mon apprentissage du karaté donc j’avais abandonné. C’était difficile pour moi de gérer des informations qui me semblaient contradictoires concernant l’utilisation de mon corps. Aujourd’hui je ressens et vois les choses différemment car j’ai une autre perception et maîtrise technique et corporelle, je trouve donc profitable et bénéfique pour moi de m’ouvrir à d’autres arts martiaux. Dans l’apprentissage il me semble qu’il y a une période où il vaut mieux se focaliser sur une forme de travail bien précise et ensuite, quand on acquiert de l’aisance et de la maîtrise, une fois qu’on peut s’appuyer sur un socle solide, il peut être bénéfique d’expérimenter d’autres pratiques. Sinon le fait de s’éparpiller ne fait que distiller du doute dans l’esprit et on perd confiance en soi, dans ce que l’on a appris et souvent cela se termine par un abandon de la pratique.

Okinawa, le berceau du karaté

AG : Je sais que, plusieurs fois par an, tu as l’occasion de pratiquer le karaté au Japon, peux-tu nous en dire plus sur ces entraînements ?
AO : Quand je vais pratiquer le karaté au Japon, c’est principalement à Okinawa. J’y pratique le karaté Matsubayashi-ryû, une école créée par Shoshin Nagamine Sensei que j’ai eu l’occasion de rencontrer pour m’entraîner avec lui en 1996, juste un an avant qu’il ne disparaisse. Shoshin Nagamine sensei avait côtoyé des maîtres légendaires du karaté, des noms que l’on trouve dans les livres d’histoire, il avait une connaissance énorme sur l’art d’Okinawa, il avait même eu Gichin Funakoshi comme instituteur lorsqu’il était à l’école primaire. Je suis très content de l’avoir connu, maintenant je m’entraîne avec son successeur Yoshitaka Taira.
Ce qui est un peu triste c’est de constater qu’il y peu d’élèves dans le dojo, le karaté n’attire pas les jeunes, probablement parce que les méthodes d’enseignement ne sont pas adaptées aux publics d’aujourd’hui. Cependant, c’est un peu le côté immuable de la pratique qui m’intéresse aussi, quand je m’entraîne à la Matsubayashi-ryû, j’ai l’impression d’être au XIXème siècle et de marcher sur les pas de ceux qui nous ont légué le karaté.

Dojo de Yoshitaka Taira, école Matsubayashi-ryû - Okinawa
Dojo de Yoshitaka Taira, école Matsubayashi-ryû

Les entraînements n’ont rien de difficile, pas plus qu’en France. L’ambiance est décontractée, pour les karatékas d’Okinawa la pratique au dojo est un prolongement de la vie quotidienne et vice-versa, ce qui n’est pas le cas dans les autres parties du Japon où l’ambiance est souvent plus militaire. Les entraînements sont assez répétitifs, le maître transmet ce qu’il a appris, il se permet rarement de créer des exercices, d’introduire de nouvelles techniques. Il y a une fidélité assez marquée à l’enseignement reçu, et un sens marqué de la responsabilité dans la transmission. L’enseignement en France est plus inventif, créatif et ouvert à mon sens.
Dans le dojo, comme je le disais avant, la pratique des armes fait partie du cursus d’enseignement, il y a un cours réservé à cette pratique. En général les élèves se spécialisent dans une arme.

AG : Au-delà du karaté, quels sont les aspects que tu apprécies le plus, et qu’est-ce qui t’a marqué lors de tes voyages au Japon ?
AO : C’est un vaste sujet. D’abord j’aime bien aller au Japon pour parfaire mon apprentissage de la langue. Le fait de pouvoir communiquer avec les autochtones est intéressant, car ce qui m’intéresse avant tout ce sont l’aventure humaine et les rencontres. D’autre part, le Japon est un pays où le sens de l’esthétisme, le civisme, la culture sont omniprésente. Ce n’est bien sûr pas un pays idéal, il y a aussi beaucoup de problèmes de société, comme partout hélas.
Si vous allez au Japon, ne vous imaginez pas que tout le monde connait le karaté ou les arts martiaux. Les japonais sont tournés vers les sports occidentaux, ils connaissent peu les arts martiaux. Heureusement qu’à l’école ils ont des cours sur les arts traditionnels comme l’art floral (ikebana) et les arts martiaux (judo, kendo, parfois karaté, etc.), sinon ils seraient ignorants de certains aspects de leur propre culture.
En revanche quand les japonais font quelque chose ils le font à fond. Quand on apprend un art martial à l’université par exemple, en trois ans on peut atteindre le niveau de 2ème dan. Ils s’entraînent beaucoup (4 à 6h par jour en plus de leurs études), hélas ils abandonnent la pratique quand ils entrent dans la vie active.

Entrainement en plein air - Okinawa
Avec un groupe d’enfants qui s’entraînaient au karaté en plein air

AG : As-tu quelques anecdotes à partager avec nous sur l’enseignement que tu as suivi en France, et au Japon ?
AO : Je me souviens d’un stage que je faisait au dojo de la Montagne Sainte Geneviève avec maître Yang, un expert de kung-fu, taichi et china. Sur la fin de la séance il y a Lebanner, un grand combattant de free-fight, qui est entré dans la salle et s’est assis pour observer, il venait probablement rendre visite à maitre Yang le sachant de passage en France. Le cours terminé maitre Yang l’a salué avec une poignée de main mais j’ai remarqué que lorsqu’il se déplaçait, il gardait ensuite toujours une distance de sécurité par rapport à Lebanner et ne le quittait pas des yeux. J’ai perçu une grande vigilance, comme s’il ne voulait pas être pris au dépourvu si Lebanner s’amusait à vouloir le saisir ou l’attaquer. Maitre Yang m’a alors appris qu’il fallait toujours rester vigilant et éviter de se mettre en posture de faiblesse, si vous lisez les mémoires de Gichin Funakoshi et les témoignages de ses élèves, vous y apprendrez qu’il faisait de même et enseignait par l’exemple l’importance de cette attitude pour un karatéka.

Une autre anecdote qui me viens à l’esprit concerne mon professeur Pierre Berthier. Il faut savoir qu’il est réputé pour ses coups de pied foudroyant en combat, notamment le mae-geri. Pendant 15 à 20 ans de pratique avec Pierre Berthier, à chaque fois que l’on faisait combat ensemble, il plaçait sans difficulté son mae-geri. J’ai finalement appris à éviter cette attaque même si parfois elle passe encore. J’ai beaucoup appris grâce au mae-geri de Pierre que j’ai analysé. Il y a trois phases dans sa technique du coup de pied de face, la première est le déclenchement ou démarrage. Lors de cette étape, rien d’autre que sa jambe bouge mais on ne la voit pas démarrer, justement parce qu’il ne fait aucun appel. Puis il y a la phase du déroulé, cette phase est étrange car on voit le coup de pied mais la vitesse n’est pas exceptionnelle. Le truc c’est qu’on voit le coup arriver mais on n’en perçoit pas le danger, c’est un peu comme si on était hypnotisé. Puis enfin arrive la troisième phase, c’est le moment où l’on se rend compte que le coup de pied nous arrive dessus mais il est trop tard pour réagir, on prend le coup dans le ventre et il fait mal car c’est un coup qui pénètre profondément, j’ai eu plusieurs fois le souffle coupé en le recevant. Ce que je retiens du coup de pied de Pierre c’est que le démarrage est invisible car il n’y a pas d’appel, que lors de l’approche le coup de pied semble inoffensif car la vitesse ne semble pas inquiétante, on pense pouvoir l’esquiver à temps, puis enfin quand on se rend compte du danger il est trop tard pour organiser la défense. C’est intéressant car ce coup n’est pas basé sur une vitesse hors du commun mais sur une façon de le rendre invisible et le faire paraître inoffensif. Ce qui est terrible c’est que lorsqu’on fait combat avec Pierre on sait qu’il va faire ce coup de pied, on le voit arriver et on se le prend inévitablement. Du coup je me dis qu’il faut arriver à faire cela avec toutes les techniques, c’est à dire les rendre invisible. Une grande partie du secret réside dans le fait de ne pas faire d’appel, d’être détendu au démarrage de la technique. Ca à l’air simple quand on voit Pierre Berthier faire son coup de pied mais ça demande bien sûr beaucoup de maîtrise pour que cela semble aussi naturel et évident.

Apprendre, comprendre et évoluer

Livre - Bunkai l'art de décoder les katasAG : Le sens des kata et bunkai sont souvent mal compris par les pratiquants. Ayant consacré des nombreuses années à leur étude, avec notamment l’écriture d’un livre sur ce thème, peux-tu nous donner ta vision sur ce sujet ?
AO : Effectivement les katas et bunkai sont souvent mal compris car ils n’ont pas été transmis avec un objectif de combat mais dans une optique éducative. Quand le karaté qui était enseigné secrètement se démocratise à la fin du XIX siécle, c’est un karaté conçu comme une éducation physique et sportive qui est principalement enseigné et c’est cette version que Funakoshi (et d’autres maitres) ont exporté au Japon puis dans le Monde entier. Nous avons donc hérité des katas et des leurs techniques sans le mode d’emploi qui permet d’en faire des outils pour le combat. C’est pourquoi il y a beaucoup d’incompréhension des katas.
Dans mon premier ouvrage “Bunkai, l’art de décoder les katas“, j’analyse cette situation et donne une méthodologie pour comprendre le sens des mouvements de karaté et trouver par soi-même des bunkai qui soient réalistes. Les katas sont des outils formidables car, même s’ils ont été enseigné sans le mode d’emploi qui explique leurs mouvements, on peut par un raisonnement logique retrouver les trésors qui y sont enfouis, il suffit simplement d’ouvrir ses yeux et de raisonner.
Les katas nous enseignent des principes de combat, pas des techniques. Ces dernières ne sont que des exemples pour illustrer les principes, le pratiquant doit donc analyser et ensuite assimiler les principes. Quand ce processus est opéré, le pratiquant n’a plus besoin de la technique, il est à même de créer une multitude de techniques en s’adaptant aux situations qui se présentent en combat. Les katas ne nous enseignent donc pas des techniques qu’il faut répéter bêtement des milliers de fois mais des clés de compréhension permettant de découvrir comment combattre de manière créative en toute liberté.
Je ne connaissais pas le Systema quand j’ai écrit mon premier livre, mais mes réflexions et mes conclusions rejoignaient déjà l’approche du combat du Systema : étude des principes, relâchement, créativité, liberté, etc. Aujourd’hui cette discipline m’aide à mieux cerner le contenu et le sens des katas car on y aborde des principes de combat que l’on trouve inévitablement dans les katas. Je pense qu’il est vraiment important de s’intéresser plus aux principes qu’aux techniques, je reste cependant très pointilleux sur les détails techniques car je cherche à transmettre au mieux ce que j’ai appris, je veux donner aux élèves tous les outils nécessaires pour qu’ils trouvent leur propre façon de pratiquer, de bouger, et qu’ils deviennent autonomes.

AG : Ta pratique du karaté n’est pas la même que celle d’il y a 20 ans, comment a-t-elle évolué ?
AO : Ma pratique évolue de jour en jour, si je fais une technique aujourd’hui, elle sera différente demain, peut-être pas dans la forme mais dans mon ressenti oui. Je me suis toujours demandé comment faire en sorte d’évoluer pour pouvoir pratiquer toute ma vie.
La première réponse à cette question est qu’il faut avant tout ne pas s’auto-détruire, En effet à quoi bon pratiquer une discipline de self-défense si l’on est acteur de sa propre destruction. La deuxième réponse qui m’a orienté dans mon travail c’est de ne pas faire reposer mon karaté sur des qualités physiques, comme la vitesse d’exécution ou la force, qui vont se dégrader rapidement, . En revanche, on peut grandement améliorer d’autres qualités comme la vitesse de réaction (timing), et ce toute sa vie car la vitesse de réaction est un processus mental et non physique. Mes réflexions m’ont aussi amenées à travailler sur l’anticipation, ne pas laisser l’adversaire déployer ses techniques en l’arrêtant le plus tôt possible ou en attaquant ses membres inférieur par exemple.
Ma pratique a aussi évolué grâce à l’enseignement dans mes clubs mais aussi grâce aux formations d’enseignants que j’ai encadrées depuis 1990. L’enseignement et la formation des cadres m’ont aidé dans l’analyse du karaté, des arts martiaux et du combat. De plus mes recherches, sur lesquels je communique à travers mes livres, m’obligent à approfondir ma vision du karaté et des arts martiaux. Je prépare justement un troisième ouvrage pour présenter le karaté sous une autre facette, à la fois sur le plan technique mais aussi pédagogique, je pense que le titre sera “karaté, une nouvelle approche”.

AG : Comment vois-tu l’avenir du karaté en France dans les dojos traditionnels, étant donné le faible lien actuel avec les maîtres de karaté japonais, avec des niveaux et des connaissances parfois disparates entre les enseignants ?
AO : Je ne suis pas un visionnaire et j’ai du mal à imaginer ce que sera la karaté dans les décennies à venir. Il n’y a pas de doute que le karaté sportif va continuer à prendre de l’essor, je pense que le futur des compétitions se fera avec la réalité augmentée, c’est à dire l’utilisation de l’informatique. Les combattants feront face à un image holographique de leur adversaire et les coups pourront donc être portées sans retenues. Le spectacle se regardera comme on peut voir aujourd’hui un jeu vidéo.
En revanche, le karaté que tu appelles “traditionnel”, quoi que je n’aime pas cette terminologie, risque tout simplement de disparaître un peu comme on a pu le voir avec le judo. Je crois que le karaté tel que je le conçois n’existera plus dans cinquante ans. On voit déjà dans les passages de grade des juges évaluer les candidats comme dans une compétition. Certains d’entre-eux ne connaissent pas les formes non-compétitives des katas et cette tendance ne peut que s’accélérer. Il suffit d’aller dans les stages de Lavorato, Berthier, Morel et d’autres qui font un karaté non compétitif, il n’y a pratiquement pas de jeune, le public de ces stages est vieillissant. Le problème c’est que le karaté souffre de ne pas avoir une image claire, pour ceux qui veulent apprendre à se défendre il est estimé peu efficace et pour ceux qui veulent faire une activité physique ou du développement personnel ils trouvent ça trop violent. Le karaté a plusieurs facettes, ce qui en fait une richesse extraordinaire mais cela est aussi ça faiblesse car celui qui veut s’orienter vers le karaté risque de ne pas savoir vers où aller. Ce qui me fait garder espoir dans le fait que le karaté dit “traditionnel” survivra, c’est que finalement un jour ou l’autre, le public sera en recherche d’authenticité s’y intéressera.

Areski Ouzrout et Jean-Louis Morel
Areski Ouzrout et Jean-Louis Morel, 8ème dan

AG : Que penses-tu du karaté sportif, et notamment des conséquences de l’entrée du karaté en tant que sport olympique à Tokyo en 2020 ?
AO : Pour le karaté sportif c’est une grande réussite et bien sûr une évolution logique. Tous les sports souhaitent pouvoir figurer aux Jeux olympiques, je suis donc très content que le karaté sportif puisse enfin être présenté au public durant ces jeux. Il ne faut pas se cacher la face, c’est l’aspect sportif qui a permis au karaté de se développer dans le Monde entier. Alors que Gichin Funakoshi était opposé à la compétition, les membres de la JKA (Japan Karate Association) ont organisé la première compétition quelques semaines après sa mort. Beaucoup de gens pensent que le karaté shotokan de la JKA est un karaté dit “traditionnel’ mais en fait c’est en grande partie un karaté de compétition, et la JKA a eu un rôle important dans la diffusion du karaté dans de nombreux pays. Les Jeux Olympiques s’inscrivent donc dans une continuité et une logique incontournable, c’est donc une bonne chose pour le karaté sportif.
Cette exposition médiatique va profiter au karaté et probablement amener de nouveaux adhérents dans les clubs. Mais si les gens viennent dans mon club pour pratiquer ce qu’ils auront vu à la télé, ils vont être déçus… Le karaté de compétition est si différent de ce que je pratique et enseigne que je ne m’y retrouve pas, c’est pour moi presque une autre discipline que je respecte par ailleurs car les athlètes qui s’y adonne sont sincères et plein de qualités physiques. Il faut beaucoup de travail pour devenir champion, aujourd’hui plus qu’auparavant car la masse de pratiquants est si importante que pour sortir son épingle du jeu il faut vraiment être bon, très bon.
Ensuite on peut effectivement craindre que le karaté dit “traditionnel” ne trouve plus droit de cité une fois que le karaté de compétition sera sous le feu des projecteurs. Francis Didier, le président de la Fédération française de karaté dit qu’il œuvrera pour que ce ne soit pas le cas, pour lui le karaté dit “traditionnel” doit continuer à exister et à être enseigné, il souhaite travailler dans ce sens et je l’en félicite. C’est à nous enseignants d’être compétents et crédibles pour que le karaté dit “traditionnel” continue à séduire de nouvelles recrues.

AG : Aurais-tu un ou deux conseils à donner à nos lecteurs pour leur progression (technique, enseignement, motivation ..) ?
AO : La pratique ne s’arrête pas aux portes du dojo. Pour progresser il faut s’investir, je conseille de faire de votre vie quotidienne un dojo, un lieu où vous étudiez la voie. Chaque geste peut être une occasion de progresser dans la maîtrise du mouvement, le contrôle de soi. Pour cela il faut profiter de chaque instant pour être présent, oui apporter un peu plus de présence chaque jour dans notre quotidien, cela peut se faire simplement en portant son attention sur la respiration, la façon de marcher, etc. Meilleure sera la connaissance que vous avez de vous-même plus vous progresserez vite.
La motivation pour pratiquer s’entretient, pour cela il y a plusieurs moyens :
– parler de karaté et d’arts martiaux avec les camarades de club ou d’autres pratiquants
– lire (livres, magazines, blogs, etc.)
– regarder des vidéos
– pratiquer le plus souvent possible, je dirais tous les jours chez soi ou au bureau. Quand j’étais étudiant je profitais du moment où j’allais aux toilettes pour faire quelques mouvements.
– quand on ne peut pas pratiquer physiquement faites de la visualisation. Dans les transports révisez mentalement vos katas par exemple
– sortez de chez vous, faites des stages pour découvrir des experts
– si la compétition vous intéresse, faites en, allez en voir aussi
– tenez un journal, un carnet dans lequel vous notez les cours, vos questions, vos idées
– créez un blog pour partager avec le monde entier votre passion
– allez vous entraîner même quand vous n’avez pas la pêche
– si vous êtes blessé, assistez au cours en tant que spectateur, même si vous ne pouvez pas bouger vous pouvez voir et entendre, vous apprendrez beaucoup et en plus vous garderez l’habitude de vous organiser pour aller au karaté
– aidez les débutants à apprendre les techniques et les katas, en enseignant on apprend beaucoup soi-même et c’est très motivant de voir les autres progresser grâce à notre aide
Il y a certainement encore beaucoup d’autres façons de maintenir sa motivation, je suis sûr que vous en trouverez par vous-même ou en échangeant avec des camarades. La motivation évolue au fur et à mesure de la pratique, on vient au karaté pour une raison on y reste pour d’autres. Il y aura inévitablement des hauts et des bas, ce qui est important c’est de ne pas abandonner à la moindre difficulté.

AG : Areski, merci encore pour cet entretien. Pour conclure, souhaites-tu ajouter un mot de la fin pour nos lecteurs ?
AO : Le karaté c’est avant tout une aventure humaine, avec du partage et de l’amour. Je pense qu’il est important d’être bienveillant et de cultiver l’humilité. Le karaté permet de créer du lien et de nous découvrir grâce à l’autre. C’est un mouvement permanent entre soi et les autres, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le microcosme et le macrocosme. L’ego est souvent l’obstacle le plus important dans notre progression, il faut donc le surveiller de près, ne pas lui donner trop d’importance. Les arts martiaux sont sensés aider à se défaire de l’emprise de l’ego mais ce sont hélas aussi un moyen de le renforcer, il faut donc être vigilant de ne pas se faire piéger.
Je te remercie de m’avoir donné l’opportunité de m’exprimer dans cette rubrique et je remercie les lecteurs d’avoir pris la peine de lire mes propos, j’espère qu’ils les aideront dans leur cheminement martial et personnel.

Démonstration lors d'un stage à Colombes
Démonstration lors d’un stage à Colombes

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Auteur de l'article

Antonio Guerrero
Professeur de Karate
6ème Dan - BEES 2

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